— Si tu ne te souviens pas, invente !

Ne pas produire et ne pas se reproduire, disait mon ami. Mais en vérité, la reproduction n’existe pas, il n’y a que des actes de production. Pas de manque, que des machines désirantes. Anus volants, vagins rapides, il n’y a pas de castration. Quand toutes les mythologies ont été mises de côté, on peut voir que, avec ou sans enfants, la blague de l’évolution, c’est qu’elle n’est qu’une téléologie sans but, que nous, comme tous les animaux, sommes un projet qui ne donne rien.

Maggie Nelson, Les Argonautes

— Pourquoi commencer par une citation de Maggie Nelson?

— Parce que dans ce livre, et dans sa vie, elle réinvente le deux, l’être-à-deux, de manière rigoureusement non-binaire. Le couple qu’elle forme avec Harry Dodge est plus et moins que deux, mais ni un ni trois, tout sauf un nombre entier, un deux fait de fractions irrationnelles.

— Un deux queer en quelque sorte.

— C’est ça. Le projet part de cette hypothèse: c’est à deux et à partir du deux que le problème du nous doit être posé, mais pas un deux binaire, mâle/​femelle ou homme/​machine ou voix/​écriture, un deux trouble et instable, où l’identité de l’un.e comme de l’autre serait incertaine. Un duo pour lequel il faudrait inventer des manières nouvelles d’être à deux, parce qu’aucun des deux pôles n’est fixe…

— …et que cela produit des interférences magnétiques inopinées.

— Ou des déflagrations incontrôlables. Ce deux-là, en tant qu’il trouble les binarités du nous social et multiplie les relations incompossibles est le laboratoire d’un commun qui n’existe pas encore et pour lequel un «Middle Ground» reste à inventer. Mais surtout, il produit: des formes, des affects, des relations…

— D’accord pour le deux. À condition d’ajouter qu’on ne part pas vraiment de lui. Ce que nous mettons en installation et en film, ce sont des femmes dans la solitude de leur atelier ou de leur cabinet et qui se lient avec des objets, des machines, des sculptures, autrement dit des autruis autrement plus radicaux que des humains mâle ou femelles. Notre espace ressemble plus au jardin de Martial Canterel qu’à la chambre de Maggie Nelson.

— Tu as raison. Je n’avais pas pensé à Locus Solus mais il y a de ça. Excepté que ses sculptures vivantes sont autonomes, duchampiennes avant l’heure. Les femmes et leurs machines ne sont pas célibataires. Elles prennent corps et langue avec ce qui les entoure. Ce que je veux dire, c’est qu’on ne peut plus être deux comme avant, comme si le monde était divisé en deux parts que nous voudrions égales.

— Pas de mariage, on est d’accord ou alors des noces sans fin. Mais une multitude ouverte de duos : nous deux, ces trois femmes et leurs machines-sculptures, l’installation et le film, le son et l’image, le cercle et la ligne, etc., j’en oublie évidemment.

— Très bien, on a les pôles. Encore faut-il savoir comment ils se relient, et ce qui passe et se passe entre l’un et l’autre.

— C’est ce que l’installation mettra en scène et le film en images et en sons: une femme communique avec une machine à embosser à l’aide de signes dessinés – graphèmes d’une écriture inconnue – que la machine interprète ; une deuxième produit des sons qu’un dispositif transforme et amplifie ; la troisième manipule et assemble des objets visibles et invisibles autour d’une table marquetée. Ce qui importe est l’intervalle qui les sépare et que ces rituels graphique, sonore et chorégraphique tentent de combler.

— Autrement dit l’espace de jeu qui s’ouvre dans le maintenant de la relation, le vide qui sépare deux sons ou deux gestes, ce que les musiciens japonais appellent le «ma», l’écartement où le temps se suspend et s’engouffre.

— Nos deux sont des entre-deux, mais aussi des va-et-vient, et peut-être des devenirs. Dans l’espace que le deux permet d’ouvrir, tout peut arriver et surgir.

— Va-et-vient entre installation et film: l’installation précède le film mais est conçue pour en faire partie, comme un plateau de tournage qui serait aussi un espace de performances et de sculptures. Le film s’ouvre sur l’installation mais se poursuit ailleurs, l’excède, la déplace, sans jamais l’expliquer. L’une et l’autre sont autonomes et inséparables.

— Va-et-vient entre son et image, entre machines à sculpter et machines à sons, dessins et voix, travail de la main et thérapie par les sons. La bande-son du film sera construite de manière à se superposer aux images sans les illustrer, comme un monde autonome et parallèle.

[Plus tard]

— Tu as lu Vermilion Sands?

— Le livre de Ballard?

— Oui. Nos personnages me font penser à ses héroïnes et leur station balnéaire désolée. On ne sait pas trop où ça se passe, ni trop quand. Les personnages semblent errer, ils trompent leur ennui dans d’étranges passe-temps qu’ils inventent.

— Je me souviens du personnage qui cultive des plantes douées pour l’art lyrique.

— Et celui qui sculpte les nuages!

— Les maisons sensibles aux humeurs de leurs occupants…

— Le lieu de l’installation pourrait être cette station balnéaire désolée.

— On y aurait retiré tout décor.

— Il ne resterait que les inventions.

— Mais qui seraient comme dans Locus Solus des sculptures vivantes enfermées dans de grandes cages de verre.

— Tu penses que nos personnages sont prisonniers?

— En quelques sorte. Ces trois femmes coexistent dans un même espace mais ne peuvent pas entrer en contact. Ni entre elles, ni avec les spectateurs présents.

— Comme si seule la fiction pouvait les réunir.

— La fiction est nécessaire.

— Elle permet d’inventer de nouvelles règles.

— Un autre modèle de société.

— C’est ce que les deux autres parties du film racontent.

— Elles proposent deux avenirs possibles au présent de la performance. Dans la deuxième partie, les personnages sont sortis de l’espace vide, de leur cage de verre. Ces femmes travaillent et les sculptures sont les outils nécessaires à leur activité. C’est une société dans laquelle les objets ont un sens, on leur donne une apparente utilité sans pouvoir comprendre réellement leur fonction.

— Les trois femmes ont réintégré la société. Elles ont un rôle.

— Mais en contrepartie les sculptures sont devenues des objets qui remplissent une fonction précise.

— Qui n’est jamais expliquée.

— La troisième partie serait l’autre avenir possible. Elles se sont émancipées.

— Un avenir où les sculptures prendraient vie.

— Si tu ne te souviens pas, invente !, 2020-...

This text is a dialogue between Bastien Gallet and Laura Sellies