Le loup dont la queue est poussée par le vent

C’est une vieille histoire

Très vieille

Très très vieille

Elle a commencé avant nous

Bien avant

Mais pas avant toutes choses

Il y a toujours un avant

Mais pas toujours un après

Même si là c’était après

Après la catastrophe

Le déluge

La fin des temps

Tout avait été balayé

Le ciel

La terre

Ses habitants

Sauf deux

Ils étaient deux

Ils n’avaient pas de nom

Pas de parents

Pas de sexe

Pas d’âge

Tout ce qu’ils savaient c’est qu’ils étaient seuls

Sur un terrain vague

Plat jusqu’à l’horizon

Plein de cailloux

De papiers gras

De poussière

De tôle ondulée

Sans rien à faire

Sinon compter les cailloux

Et contempler l’horizon

Ils s’ennuyaient tellement

Tellement

Tellement

Alors

Ils inventèrent des jeux

Toutes sortes de jeux

De mains

De pieds

De bouches

De cailloux

De poussière

Attirés par leurs jeux d’autres les rejoignirent

Car bien sûr ils n’étaient pas seuls, personne n’est jamais seul

Les jeux devinrent plus complexes, raffinés, difficiles

Des équipes se formèrent, on organisa des championnats

Il fallut des arbitres et des comités et des livres où consigner les règles toujours plus profuses

Il y eut des désaccords

Qui dégénèrent en conflits

En rixes

En guerres

Les deux décidèrent de partir

De disparaître

De devenir des graines

Des gouttes de pluie

Des chants d’oiseau

Le temps passe

Et bien plus tard

Beaucoup plus tard

Après la catastrophe le déluge la fin des temps

Tout a été balayé

Le ciel

La terre

Ses habitants

Sauf deux

Ils étaient deux

Mais pas les mêmes

D’autres deux

Ils avaient plusieurs noms

Lynx et Coyote

Morse et caribou

Bouche et sourire

Soleil qui se lève et soleil qui se couche

Ce qu’on mâche et ce qu’on remâche

Le renard qui mange et le renard qui descend en glissant

Le loup qui est couché sur le dos et le loup dont la queue est poussée par le vent

Ces deux-là n’étaient d’accord sur rien

Mais ils étaient comme les deux faces d’une même pièce

Ou les deux fils d’une même figure

Ou les deux jumeaux du conte

Dont on découvre qu’ils ne sont pas vraiment jumeaux

Car aucune chose ne peut être complètement identique à une autre

Pas même les trois filles de la vieille femme Grizzly?

Pas même les trois filles de la vieille femme Grizzly

Voulez-vous qu’on vous raconte cette histoire?

Oui

Une vieille femme Grizzly vivait seule

Complètement seule

Tellement seule qu’un beau jour elle décida de se façonner une fille pour lui tenir compagnie

La chérir

La couvrir de baisers

Elle la modela dans l’argile que le sol lui donna

Elle était belle mais rêche et sentait la terre

Son ouvrage terminé, elle la laissa dehors et alla se reposer

Il plut cette nuit-là avec abondance

Quand elle revint le lendemain, les eaux l’avaient dissoute et emportée

Triste mais pas abattue, elle décida d’en fabriquer une autre

Elle la sculpta dans la cire que les d’abeilles lui donnèrent

Elle était belle et douce et sentait bon

Son ouvrage terminé, elle la mit à l’abri d’un auvent qu’elle avait fabriqué pour abriter ses bûches et alla se reposer

Ce jour-là, le soleil brilla de mille feux

Quand elle revint après sa sieste, elle trouva au lieu où elle l’avait laissée une petite flaque de cire odoriférante

Navrée mais non découragée, elle décida d’en fabriquer une troisième

Elle la cisela dans le bois d’un chêne que la forêt lui donna

Elle était belle mais avait le corps anguleux et sentait le gland

Son ouvrage terminé, elle la mit à l’abri près du foyer et alla se reposer

Le feu trop fourni crépita toute la nuit

Quand elle s’éveilla le lendemain, elle trouva à sa place un petit tas de cendres chaudes

Affligée mais pas désabusée, elle décida d’en fabriquer trois d’un coup

Elle les tailla dans la pierre que le rocher lui donna

Elles n’étaient pas très belles et ne sentaient rien mais avaient la tête dure

Son ouvrage terminé, elle les disposa autour de son lit

Cette nuit-là, elle fit un rêve étrange

Elle rêva que l’argile, la cire et le bois de ses filles mortes avaient formé ensemble une chimère

Qui errait dans la forêt à la recherche de sa mère

Et venait frapper à sa porte

TOC TOC TOC

On entend frapper trois coups tout autour de la pièce

Mais elle dormait profondément et n’entendit rien

Quand elle s’éveilla le lendemain, ses filles de pierre avaient disparu

A leur place elle trouva une flaque de cire, une poignée d’argile et un petit tas de cendres de bois

Elle mélangea cire, argile et cendres et façonna dans cette matière une fille parfaite

Vraiment?

Non

Bien sûr que non

Personne n’a jamais vu une fille parfaite sur cette terre

Ce qu’il s’est vraiment passé cette nuit-là…

Nous allons vous le dire

Réveillées par les ronflements de la vieille femme Grizzly

Ses trois filles de pierre s’éveillent de leur rêve de pierre

Et voient leur mère, énorme dans son grand son lit de bois

Elles ont si peur qu’elles courent se réfugier dans la montagne

Où lentement elles redeviennent les rochers dont on les extirpa

Quand la vieille femme Grizzly se réveille, elle est tant affligée de la disparition de ses filles qu’elle sort danser dans le pré

Le pré derrière la rivière qui coule en bas de chez elle et que les truites remontent une fois l’an

C’est ce qu’elle a l’habitude de faire quand elle est triste

Elle danse

Et quand elle danse

Elle fait avec son corps les mouvements les plus étranges

Elle saute et tout en sautant

tourne

fait des voltes et des vrilles

tourne encore

et tout en tournant-voltant-vrillant

pousse de grands cris vers les astres éteints

Et quand elle retombe

Taraude la terre avec une telle force qu’elle laisse derrière elle des traces

Des marques

Des empreintes

Des griffes

Des stigmates

Qui ensemble formaient des traits

Et ces traits des figures

Incompréhensibles

Indéchiffrables

Sinon par quelque oiseau planant dans les hauts du ciel

Un jour cependant

Des femmes viendront

A qui ces signes parleront

Elles auront mal

Car ces signes pour parler entreront dans leur corps

Elles les sentiront sur leur langue

Dans leurs glottes

Sur l’envers de leurs rétines

Au bout de leurs doigts

Elles les verront les toucheront les entendront

Ce sera un supplice

Et une joie

Le loup dont la queue est poussée par le vent, 2022

Film, 13 minutes

Avec Lee Fortuné-Petit, Esther Husson-Perlié et Adriana Kerzanet
Image : Martin Roux et Paul Bony
Prise de son : Erwan Kerzanet et Lou Jullien
Montage : Constance Vargioni
Son : Nicolas Becker
Étalonnage : Martin Roux
Mixage : Johan Lescure
Assistant mise en scène : Mario Houles
Électricité : Rémy Pigeard
Machinerie : Alexis Goyard
Régie : Romain Bouville
Stylisme : Sébastien Meyer
HMC : Kelly Simoes Silva
Casting : Marie Vachette
Mise en musique de la comptine : Quentin Sirjacq
Coach musicale : Sarah Richards
Production : Amélie Lelong – Itinérance films

L’histoire des Trois-Petites-Filles est écrite par Bastien Gallet

Ce projet a bénéficié du soutien de la Fondation des artistes et du CNC – Centre national du cinéma et de l’image animée