Dans une ancienne maison bourgeoise au sol recouvert de scories volcaniques, une communauté de femmes accomplit un rituel ininterrompu. Le crissement des pierres laisse émerger une bande sonore tellurique, lointaine. Deux d’entre elles sont assises sur les rebords des cheminées, le regard fixe, voyant au-delà de l’espace. Une troisième traverse la pièce en portant à hauteur du visage une sculpture résinée traversée de fils de cuivre aux facettes minérales comme de la glace. Une performeuse descend de son guet, hypnotisée par le fragment. Il passe de l’une à l’autre sans que le contact visuel ne se produise entre elles. Ce transfert de l’objet infiniment précieux et fragile, s’exécute à quatre mains, dans la lenteur. La troisième performeuse reste suspendue, replie son corps sur elle-même dans la prostration. Son regard prend les chemins de l’introspection.
Le rituel de transfert se poursuit. La sculpture passe de l’une à l’autre. Elle dissimule les visages comme un masque. Dans la pièce mitoyenne, la performeuse qui a impulsé le rituel se tient droite face à une sculpture suspendue tressée de cuivre et de résine, puis place son corps à l’horizontal, arqué, en équilibre au-dessus des tubes fluorescents posés au sol qui réfléchissent les fils entrelacés. Elle ne fait que passer entre ces deux pôles d’énergies, cuivre et électrodes, dans un processus de régénération. L’air s’électrise entre ces corps conducteurs. Elle ne nous regarde pas. Elles sont chez elles et nous sommes spectateurs.
La performance répond à un scénario précis : les sculptures sont motrices et les corps y réagissent d’abord par l’improvisation avant que la partition n’en soit fixée 1. Aussi la forme suspendue constitue-t-elle le cœur vibrant de l’installation. Rejouant le rôle de fidèles épouses, Amélie Giacomini et Laura Sellies y ont travaillé quotidiennement. Cependant, loin des résultats traditionnels de la technique du tissage, dévolue à la domesticité féminine, l’œuvre a des allures de chrysalide arachnéenne. Elle est tressée de cuivre et composée de résine qui y perle en rosée. Contre-pied à Pénélope, qui fait et défait son ouvrage en attendant le retour d’Ulysse, la forme est symptomatique de cette féminité désordonnée, non assujettie à une «économie masculine» 2. «La sculpture a à voir avec le déploiement des corps dans l’espace», comme le concevait le critique d’art allemand Lessing au XVIIIe siècle, mais aussi avec le temps du spectateur 3. L’appréhension de l’objet se fait en plusieurs étapes, chamboulée par la surface toujours changeante, les volumes biomorphiques qui se développent de façon imprévisible. Bien que la forme soit particulièrement expressive, la mise en scène de la sculpture semble renouer avec les performances réalisées par l’artiste américain Robert Morris au début des années 1960 dans lesquelles les volumes géométriques étaient manipulés sur scène. L’objet se définit par la relation qu’il engage entre les corps des visiteurs et l’espace de la galerie 4. Sculpture centrale autour de laquelle tous les gestes convergent, elle conduit les mouvements dansés des performeuses. L’éblouissement qu’elle dégage est le substitut à l’énergie solaire.
La mise en scène autant que les mouvements des corps dotent l’œuvre d’un «temps dramatique» 5 qui prend son sens lors de son activation par les gardiennes du lieu.
Insula Dulcamara est donc le nom de cette île nomade que la dérive conduit de façon éphémère et dont la première étape fut le Sénégal 6. Quatre vidéos en plan fixe offrent ainsi différents points de vue cristallins sur le territoire insulaire de ce premier projet. À la croisée des Vestales romaines et légendaires îles grecques ou polynésiennes peuplées de femmes, cette communauté atemporelle, mutante, réinterprète des cercles archaïques pour danser un féminin d’après la catastrophe 7.
- Les artistes travaillent avec des performeuses envisagées davantage comme des collaboratrices que des exécutantes. C’est par ricochets, en jouant de la sérendipité, que le duo a progressivement ouvert l’économie du travail à des partenaires de travail régulier.e.s.
- CIXOUS, Hélène, «Le sexe ou la tête?», p.5, in: Les Cahiers du GRIF, «Elles consonnent. Femmes et langages II», vol.13, no1, 1976, p.5–15.
- «C’est ainsi qu’à la question: ‹Qu’est-ce que la sculpture?› Lessing répond en affirmant qu’elle est un art qui a à voir avec le déploiement des corps dans l’espace (…) Le principe sous-jacent de l’étude de la sculpture moderne que je propose aujourd’hui est qu’on ne peut séparer le temps de l’espace aux seules fin de l’analyse – même dans un art de l’espace», KRAUSS, Rosalind (1977), Passages, une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson, Paris, Éditions Macula, 1997, p.7–8.
- «The better new work takes relationships out of the work and make them a function of space, light, and the viewer’s field of vision» (L’art le plus abouti déplace les relations à l’extérieur de l’œuvre et en fait une fonction de l’espace, de la lumière et du champ de vision du spectateur), MORRIS, Robert, «Notes on Sculpture», Part. 2, Artforum, février et octobre 1966, p.232
- «C’est le mouvement du spectateur marchant autour du diorama sculptural, ou prenant le temps d’interpréter le sens narratif des différents détails du tableau, qui dote l’œuvre d’un temps dramatique», KRAUSS, Rosalind, op. cit., p.233–234.
- L’exposition fait suite au projet mené au Sénégal pour la Biennale de Dakar, en 2015, qui a donné naissance à la vidéo Au sol camaïeux divers verts et marrons. Un rayon se pose. Mordoré. Rosy-Blue apparaît.
- Les intuitions du duo sont soutenues par les pistes de réflexion prospectives tracées au sein du groupe de recherche «Post-Performance Future» mené par l’historienne de l’art et enseignante Marie de Brugerolle au sein de l’ENSBA de Lyon depuis 2011.