Toutes ces filles couronnées de langues

Toutes ces filles couronnées de langues

Laurent Goumarre

Chères Laura et Amélie,

«La femme est une île, Fidji est son parfum», voilà ce qu’on pouvait lire dans les pages des magazines de mode dans les années 70, une accroche signée Guy Laroche qui parfumait ma mère quand elle faisait des infidélités à l’Heure bleue de Guerlain. Au même moment, Hélène Cixous signait Le Rire de la Méduse, qui disait exactement le contraire, la femme n’était pas une île, ni ce «continent noir» qu’il fallait pénétrer, coloniser, éclaircir. La femme n’était pas une île, qu’il aurait fallu accoster, sur laquelle il aurait fallu débarquer avec armes et bagages. La femme n’est pas ni la carte ni le territoire.

Voilà ce que je me disais en lisant votre titre d’un extrait du texte de Cixous : Toutes ces filles couronnées de langues, en regardant votre Estrée qui arrive sur l’île de Kyrra et intègre un groupe de femmes ? filles ? vêtues de noir, marquées de taches noires. Estrée ? Un nom pour un mot dont j’apprends qu’il désignait une voie recouverte de pierres plates, un mot disparu du français à la fin du Moyen âge, mais conservé dans un grand nombre de toponymes, particulièrement dans le nord de la France. Alors cette femme ? fille ? qui marche sur ce paysage volcanique porterait en elle à la fois l’effacement dans le vocabulaire et l’inscription géographique. Et c’est bien ce corps au nom essentiellement paradoxal qui devient pour moi le secret de votre île.

Le secret n’a rien d’un continent noir, il n’a pas à être pénétré, il est tu ; le langage est son scandale, mais pas les langues. Et je me souviens de la distinction que faisait Gilles Deleuze entre la nouvelle et le conte dont il disait qu’il était tout entier orienté vers cette question : «qu’est-ce que va se passer ?» Quelque chose va se passer, et le mouvement du conte est celui de sa découverte, autrement dit « la forme de la découverte indépendamment de ce qu’on peut découvrir ». Dans la nouvelle, au contraire, quelque chose s’est déjà passé, dont on ne saura rien de plus parce qu’on est là en rapport avec le secret, «non pas avec une matière ou un objet du secret qui serait à découvrir, mais avec la forme du secret qui reste impénétrable». Et Deleuze d’en conclure sur leur rapport respectif au corps. 

Le conte met en jeu des «positions» qui sont des déploiements, des développements ; on les comprendra comme des états transitoires, qui attendent leur résolution, la manifestation que chaque chose va se passer. La position est accidentelle tandis que la posture participe d’un autre mode de présence qui expose exactement le contraire : quelque chose vient de se passer, dont la posture est la forme corporelle. «La posture est un suspens inversé» qui n’attend pas d’autre résolution qu’elle-même. Les postures chorégraphiques des femmes/​filles que vous filmez se tiennent là : «quelque chose s’est passé» et ces corps tachés de noir, riant, chantant en sont le secret… tu mais couronné de langues.