Celle qui a tourné dix mille fois sept fois sa langue dans sa bouche avant de ne pas parler, ou elle en est morte, ou elle connaît sa langue et sa bouche mieux que tous
Dans son livre, L’île aux femmes, Serges Dunis raconte un mythe polynésien dans lequel Hina, habitante d’une île sur laquelle ne vivent que des femmes, immerge son corps dans l’eau. Peau et cheveux flottent à la surface, elle mue. Afin de regonfler son corps, elle l’expose longuement aux rayons du soleil. Le processus de régénération passe par la mue. C’est autour de cette pensée que nous avions réalisé Celle qui a, membrane tissée de cuivre et recouverte de résine, comme pour venir figer le tissage qui se désagrège. Des femmes en combinaisons blanches venaient prendre soin du lieu, de la sculpture, par le chant, les mouvements de leurs corps et le passage d’un étrange masque. Pour l’exposition Rituel.les, nous imaginons une seconde forme de mue, végétale cette fois-ci.
Un papier en fibres végétales, réalisé dans un moulin près de Limoges, est séché dans une presse qui lui imprime son plissé. Le papier est froncé, on fige des plis, on fige le temps. Un patchwork est réalisé à partir de morceaux assemblés de ce papier. Des courbes le traversent, comme des cicatrices. En son centre on découvre des coutures qui dessinent la silhouette d’une robe qui pourrait habiller un corps absent.
Durant des temps de performance, la fiction prend corps. Une femme vient découper la robe dans le patchwork de papier et la revêt. Elle regarde la sculpture suspendue, entre en contact avec elle, par les mouvements, par son attention, par le chant qu’elle offre au creux du tissage de cuivre. Elle est seule mais on entend encore en souvenir, si on y avait assisté auparavant, une polyphonie de chants. Doucement elle traverse l’espace et s’en va, laissant au cœur du patchwork de papier plissé l’empreinte d’un corps évaporé. Par la suite la robe sera recousue et l’histoire pourra éventuellement recommencer.
Dans les murs et dans le plafond est dissimulé un système sonore. Lorsque la performance n’a pas lieu, l’espace devient une membrane de diffusion, qui nous laisse entendre des pas, des respirations, le bruit du papier que l’on découpe attentivement, l’amplification du son produit par les néons qui éclairent la salle. L’espace respire, il fait corps avec les sculptures. Par moment on entend une voix qui le traverse, la sculpture au centre semble trembler. D’autres voix la rejoignent, semblables dans leur timbre, comme si la première s’était démultipliée. La polyphonie de sons et de voix est diffusée aléatoirement, guidée par un logiciel et ce n’est jamais la même chose que l’on entend.
Les trois éléments sont les indices d’une fiction potentielle.
Projet réalisé en collaboration avec Amélie Giacomini
Celle qui a: 160 × 270 cm, résine, cuivre vanné, pigments, 2016
Robe pour un corps évaporé: collab. Sébastien Meyer, 200 x 400cm, papier Kobb, 2020
Polyphonie aléatoire dissimulée dans les murs : installation sonore, collab. Nicolas Becker, 6 tranducteurs, 2020
Performance: Anna Gaïotti, 2020
Remerciements: Antoine Martin, Frédéric Mulatier, le Moulin du Got
Les images ont été prises par Thomas Lannes lors de l’exposition Rituel.les, IAC, 2020