Peuplé de feuilles qui bougent...
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Pendant de longues minutes, l’avion a survolé la baie. Une minuscule tâche blanche flottait sur la mer comme le Dieu solitaire de Philon d’Alexandrie abandonné dans sa barque de fortune. Vu d’ici, à travers le hublot multiplement vitré, tout était inoffensif. Les complexes industriels ressemblaient aux structures d’éveil des jardins d’enfant et les porte-conteneurs à ces jouets qu’on fait disparaître dans la mousse nacrée des bains ; seule la fumée amassée en épais nuages ramenait la perception à sa juste échelle, mais les formes variées qu’elle prenait semblaient sorties des rêves d’un vieil homme. Nos deux nez contre la vitre du hublot, nous jouions avec le monde comme de nouveaux Olympiens. On gravissait un pic enneigé, on suivait une crête, on traversait une forêt au fond d’une vallée obscure, on redessinait le cours d’un fleuve pour assécher un lac ou approvisionner un village égaré, on rasait et déplaçait des villes, on en construisait d’autres. Chaque paysage était l’occasion d’une nouvelle piraterie. Puis tu te lassais et regagnais ton siège. J’essayai de dormir un peu mais tu me réveillais très vite avec un nouveau jeu. Nous allions nous donner des tâches à accomplir comme les dieux grecs en concevaient continuellement pour les hommes. Nous commencerions par choisir un héros puis il nous faudrait l’accompagner dans ses aventures. Il y aurait des héros concurrents que nous irions combattre ou diffamer, des cœurs à prendre, des poètes à convaincre, des quêtes et des exploits dont nous savourerions ensemble les échos. Je leur trouvais des noms et les habillais pour le combat pendant que tu érigeais autour d’eux des forteresses que tu peuplais de monstres tous différents, tous effroyables. Beaucoup mouraient sous les griffes et les dents de tes créatures. Ceux qui survivaient finissaient au fond d’un cachot, torturés par des rois cruels et secrets. Bien entendu tes héros se couvraient de gloire quand les miens étaient trahis par leurs compagnons ou dévorés par un cyclope. Il me fallait une idée pour rompre la ronde de tes succès. Elle me vint alors que nous survolions un chantier abandonné. Le pilote venait d’amorcer la phase d’atterrissage. Je choisirais le Dieu de Philon contre la multitude de tes Olympiens. Je serais le singulier, tu serais le pluriel. Ce serait notre dernier acte.
Nietzsche raconte que les dieux anciens sont morts d’avoir trop ri quand ils surprirent le plus triste d’entre eux se dire à lui-même encore et encore dans un coin sombre de la grande pièce où ils banquetaient : je suis celui qui suis, créateur de toutes choses, omnipotent et omniscient, le seul Dieu, l’unique Dieu.
Cela faisait quelques minutes que la mer avait disparu du hublot quand un choc sourd fit vibrer l’habitacle. Le pilote inversa les réacteurs et l’avion se mit rapidement au pas. Il roula encore trois cent mètres avant de s’immobiliser sur le tarmac. Nous avons rejoint la file des voyageurs. Une demi-heure plus tard, nous roulions vers Thessalonique.
L’idée de quelques jours d’hiver grec nous était venue sur le belvédère d’un parc parisien que nous avions transformé en temple à Poséidon. Nous nous promenons dans le parc, il fait bon. Il avait fallu partir de chez toi après une de ces insoutenables conversations. Tu me parlais de cellules, je parlais amour, comme d’habitude la discussion avait tourné au drame. Tu ne voulais faire poindre que les choses qui nous entouraient, moi celles qui nous composaient.
— Les cellules sont partout.
Facile.
Un homme marche près de nous.
Tu avais repeint les environs à grands traits vifs et colorés, comme à ton habitude. Les vagues de la mer Egée battaient les flancs de notre faible montagne et des archipels blancs affleuraient au loin. Le ciel était immaculé, le soleil triomphant et l’on pouvait voir des trières partir pour Rhodes et Salamine. J’étais Thémistocle, tu étais la Pythie. Tu déclamais avec délice des oracles mystérieux que le peuple attendait bruyamment que je déchiffre. Le sort d’Athènes était entre nos mains. On entendait au loin les rames des rameurs perses percuter la mer lisse. Nous invoquâmes Poséidon, Zeus, Athéna, nous fîmes des hécatombes de canards et de chèvres et nous nous serions certainement jetés dans la bataille si le spectateur dont nous avions oublié la présence n’avait soudainement pris la parole. Il nous fit remarquer que notre environnement immédiat ressemblait plus au Pélion qu’au port d’Athènes, que les Perses viendraient de l’est et non du sud et qu’on ne pouvait invoquer simultanément Athéna, Zeus et Poséidon, surtout dans un temple consacré à ce dernier. Précision et rigueur sont de mise quand on s’adresse aux dieux, aussi vieux et rêveurs soient-ils. Il avait la barbe cendrée, les yeux noirs et le front plissé des bergers alpins, un manteau sombre d’alpaga, une canne de bois sculpté, des chaussures en cuir aux semelles épaisses et un bonnet de laine. Intrigués, nous descendîmes de notre temple de fortune. Il nous parla du Pélion, longuement, avec verve et nostalgie, de ses villages, de ses arbres aux feuilles mouvantes dit-il citant Homère, de Chiron le centaure dont il regrettait la conversation allusive, mais peut-être citait-il Pindare, des vins que l’on boit là-bas le soir venu dans l’ombre d’un poêle à bois, du ressac infime qu’on confondait parfois avec le bruissement des feuilles, la nuit tombait, les Perses étaient repartis en Asie mineure, nous écoutions sa voix traînante, elle se distinguait à peine des bruits du parc, les animaux qui prenaient possession des lieux, les éclats de voix, les cris des scooters et des voitures au loin, nous redoublâmes d’attention mais le fil de son discours était rompu, le sens nous échappait, nous nous accrochions aux quelques mots que nous comprenions, nous les conservions précieusement dans nos têtes pour les ressasser plus tard, puis l’homme se tut.
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Extrait d’une fiction écrite avec Bastien Gallet